Le rezzou

Quand Bachir se présenta de nouveau sur la place, il fut tout de suite entouré par une foule beaucoup plus nombreuse encore que la fois précédente. Il vit ainsi qu’il avait assuré fermement sa renommée de conteur et il commença son récit avec exaltation.

 

« Que l’homme se connaît mal, ô mes amis, s’écria Bachir. J’avais le pouvoir de m’éviter le plus grand chagrin, la peine la plus vive. Ce choix était dans mes mains. Et j’ai pris parti contre moi-même. Pourquoi ? Allah m’est témoin, ce petit âne m’était aussi cher que mes yeux ! »

 

Mais, parmi les auditeurs de Bachir, tous n’étaient pas ses amis, et l’un d’eux le montra tout de suite.

— Voilà maintenant qu’il s’agit d’un âne, grommela Nahas, le vieux prêteur d’argent (et une salive, jaune comme du fiel, se mit à couler sur sa barbe au poil terne et pauvre). Un âne ! Nous ne sommes pas des enfants stupides pour nous amuser avec des histoires de bourricot.

— Tu étais pourtant, dit Bachir, bien heureux d’avoir le tien, ramasseur de pesetas, quand tu le poussais, l’autre nuit, au clair de lune, et chargé de sacs pleins d’argent…

— On ne te demande rien, marqué par le diable, cria le vieux Nahas en brandissant sa canne. N’es-tu pas ici seulement pour faire des récits ? Qu’est-il arrivé à ton âne blanc ?

— Maintenant tu cours trop vite, répliqua Bachir. Laisse-moi dire comment Allah a ordonné les événements et par quels détours il les a fait aboutir.

Des voix s’élevèrent dans la foule :

— Raconte selon ton désir.

Et Bachir commença :

 

« J’étais, dit-il, cette fois encore, avec Monsieur Flaherty, mon ami à la moustache rouge. »

 

Mais il fut interrompu de nouveau.

— Ô ma mère ! Toujours lui ! s’écria Zelma, l’effrontée bédouine en se redressant un peu sur ses jambes repliées sous elle et recouvertes de cuir brut. Ô ma mère ! Je donnerais bien la moitié de ces quatre œufs que j’ai apportés à vendre pour connaître ton ami !

— Hé quoi, ma tante ? demanda doucement Bachir. Tu veux encore un enfant qui ne ressemble en rien à son père légitime ?

Le tumulte des rires empêcha d’abord la bédouine de répondre. Puis elle cria :

— Sois tranquille, je n’en aurai jamais un avec deux bosses, ou seulement une.

Mais elle riait aussi.

Et Bachir reprit :

 

« Nous allions donc à travers le port : M. Flaherty parce qu’il n’avait rien d’autre à faire et moi parce que j’aime à écouter les aventures qu’il a connues sur les sept mers et à voir ses yeux bleus briller sous ses sourcils rouges.

« Mais, ce matin-là, mon plaisir était gâté par le ciel contraire. La pluie me battait au visage et le mauvais vent qui vient du côté froid me perçait d’une bosse à l’autre comme une lance très pointue. M. Flaherty, lui, qui portait des souliers épais, des gants, un gros manteau et un chapeau à larges bords, se sentait très heureux. Cette pluie et ce vent lui rappelaient son pays, son île d’Irlande. Et il disait que la fraîcheur de l’air faisait du bien à sa santé.

« Si les paroles de M. Flaherty sont justes, ô mes amis, alors le temps d’hiver est un temps de riche. Mais pour ceux qui vont pieds nus, et le corps mal nourri, mal couvert et qui dorment dans la rue, le soleil est un grand frère, même au plus fort de son été. Il engourdit la faim et endort le souci. »

 

— La pluie n’est bonne que pour la terre, dit pensivement Fuad le cultivateur aux épaules étroites.

Fatima, la vieille qui n’avait plus d’âge et qui n’était que plis, rides et nœuds, gémit :

— Le charbon de bois que nous faisons au douar, il n’est jamais à nous et c’est pour en chauffer les autres que je viens de si loin l’offrir.

— Et moi… Et moi… dirent plusieurs hommes.

Alors Bachir se fâcha ou fit semblant de se fâcher (cette fois, on ne pouvait pas savoir).

— Comment arriverai-je à vous faire un récit animé et fidèle, s’écria-t-il, quand vous discourez à ma place ?

— Silence, silence, pria Hussein, le doux vieillard qui vendait du khôl. Les génies de la parole et de la mémoire vont se troubler chez cet enfant.

— Silence, répéta Selim, le sévère marchand d’amulettes.

Ismet, le débardeur sans travail, agita ses bras lourds en grondant :

— Silence.

Tout le monde obéit et Bachir s’écria :

— Écoutez, ô mes amis, écoutez d’abord l’histoire des trois cents chevaux perdus.

Et, assuré que cet effet de surprise lui valait plus d’attention que prières ou menaces, Bachir poursuivit rapidement :

 

« Au commencement de notre promenade, mon ami Flaherty et moi nous ne savions rien de l’affaire. Mais en approchant du bas port et des bassins où se trouvent les yachts de contrebande, nous avons entendu un bruit très étrange. Cela ressemblait aux sifflements d’une tempête lointaine et aux roulements affaiblis du tonnerre quand il voyage sur les côtes d’Espagne. Nous avons marché vers le bruit. Le vent nous apportait toujours plus fort des plaintes aiguës, terribles et le son de mille marteaux sur mille enclumes. On eût dit, ô mes amis, que tous les chaïtanes hurlaient ensemble.

« En plein soleil, je n’aurais pas eu peur. Mais, avec la pluie, le ciel bas et noir, les mâts nus sous le vent et les quais déserts, j’ai dit à M. Flaherty :

« — Allons-nous-en, les esprits sont mauvais en ce lieu.

« Il ne m’a pas entendu, je crois. Quand sa curiosité est en route, rien ne peut l’entraver. Je me suis caché derrière son large dos et j’ai suivi. Le bruit devenait tellement effrayant que ma peau se levait sur ma nuque. Enfin M. Flaherty s’est arrêté, s’est écarté et j’ai vu les chevaux.

« On les avait tous enfermés à l’intérieur d’un enclos à claire-voie et à ciel ouvert. Allah tout-puissant, quel spectacle ! Ce n’étaient plus des chevaux mais des bêtes sauvages et folles. Trempés par la pluie, frappés par le vent, à l’étroit, ils se cabraient, ruaient, mordaient, piétinaient le sol. Et ils hennissaient, hennissaient sans arrêt dans la fureur, dans le désespoir, en rejetant la tête, avec des yeux insensés, et leurs naseaux pleins d’écume.

« Ils se lançaient les uns sur les autres pour arracher et manger les crins des queues et des crinières. Ou encore ils donnaient de grands coups de mâchoires dans les planches pour ronger quelque lambeau de bois. Et ils essayaient de boire la pluie en écartant leurs grandes lèvres pendantes.

« Allah tout-puissant ! Je grelottais maintenant de crainte et non plus de froid.

« M. Flaherty tremblait aussi, mais lui, c’était de colère. Car il a l’amour des chevaux. On dit que, dans son pays, dans son île, tous les gens sont ainsi.

« Trois Espagnols, garçons d’écurie, se tenaient devant l’enclos sous la pluie, maigres, sales, effrayés. M. Flaherty les a interrogés durement, contre son habitude :

« — D’où arrivent ces bêtes ?

« — De Barcelone, ont-ils dit. Mais ce ne sont pas des chevaux espagnols. On les a fait venir par bateau d’une île, plus loin que l’Angleterre.

« — Irlande ! a crié M. Flaherty, et sa figure est devenue aussi rouge que sa moustache.

« — Oui, oui, c’est ce pays-là, ont dit les pauvres Espagnols.

« La pluie tombait, le vent soufflait. Les bêtes souffraient de faim, de soif, de froid, tournaient, ruaient et hennissaient, hennissaient toujours.

« — Des chevaux ! Et des chevaux d’Irlande ! a crié mon ami Flaherty.

« Puis, comme il parle mal l’espagnol, il m’a ordonné d’avoir toutes les explications des garçons d’écurie. Ce n’était pas facile parce qu’ils me parlaient de choses où je n’entends rien. Ils parlaient d’un pays tout petit et en pleine montagne qu’ils appelaient Andorra et qui touche l’Espagne. Et les chevaux avaient été amenés de l’île de M. Flaherty, par mer, à Barcelone, en Catalogne, pour être conduits dans Andorra. Mais ce n’étaient pas des chevaux de montagne et, pour cette raison, le chef de la police à Barcelone avait pensé que les chevaux n’étaient pas vraiment pour le pays d’Andorra, mais pour ailleurs, en contrebande. Et il avait chassé du port le bateau des chevaux. Et pour faire entrer les chevaux sans papiers il n’y avait pas d’autre pays que Tanger. Alors ils étaient venus ici l’avant-veille et le bateau était reparti, les laissant. Et, depuis deux jours, ils étaient là, sans rien savoir de plus.

« — Il n’y a pas deux villes comme Tanger, a dit alors M. Flaherty.

« Ces paroles, il en est coutumier, et, quand il s’en sert, il me cligne toujours de l’œil. Mais, cette fois, il a oublié de le faire. Et il a crié rudement aux garçons d’écurie :

« — Qu’est-ce que vous attendez pour leur donner à boire et à manger ?

« — Avec quel argent ? ont demandé les pauvres Espagnols. Nous n’avons même pas de quoi nous acheter du pain.

« Alors M. Flaherty a sorti son portefeuille, mais il n’avait presque rien dedans. Il dépense toutes ses pesetas pour acheter des boissons qui enivrent et dont il se réjouit avec ses amis.

« Et les chevaux hennissaient toujours.

« Alors, M. Flaherty s’est détourné avec violence et s’est mis à marcher si vite vers la ville que j’ai dû courir tout le long du chemin.

« Tout à coup, il s’est arrêté, a pris sa moustache dans son poing et il a dit à mi-voix :

« — Il n’y a dans Tanger qu’un homme, un seul, qui peut arranger cette affaire tout de suite.

« M. Flaherty a fait un mouvement pour se remettre en route, mais il ne l’a pas continué et il tenait toujours sa moustache rouge dans son poing et il tirait dessus en me regardant. Tout à coup, il m’a demandé :

« — Tu sais qui est M. Evans ?

« — Bien sûr, ai-je dit. Tout le monde le sait dans la ville, mais je ne lui ai jamais parlé.

« — Cela ne fait rien, a répondu M. Flaherty. Moi, j’ai trop parlé de lui. Je veux dire que je me suis trop moqué des chiens et des chats qu’il soigne et des vieilles folles qui lui donnent de l’argent pour les soigner et de leurs petits cris et de leurs manières. Tu as vu toi-même Lady Cynthia avec ses perroquets, ses poneys, ses singes…

« Les yeux de M. Flaherty sont devenus gais et il a commencé d’imiter la terrible Lady Cynthia dans sa ménagerie et puis d’autres femmes de la société. Et je riais beaucoup. Soudain, il a pris un air coupable et soupiré :

« — Tout ça c’est très bien… mais les chevaux irlandais…

« Il m’a mis la main sur l’épaule en disant doucement :

« — Mon petit Bachir, va chez M. Evans et raconte-lui ce que nous avons vu… C’est tout…

« Et M. Flaherty est entré dans un bar, et moi je suis allé à l’Hôpital des Animaux Malades.

« J’étais passé mille fois devant cette maison qui, vous le savez bien, se trouve à quelques pas d’où nous sommes, et la porte en est toujours grande ouverte. Mais, bien que j’aime à tout connaître dans la ville et dans la vie, je ne m’étais jamais décidé à entrer là. L’odeur des médecines infidèles, qui sentent la mort, m’en avait empêché. Et aussi la vue de ces chiens galeux, de ces chats dégoûtants, de ces bourricots couverts d’ulcères et de pustules qu’on y amène chaque jour. Et surtout la peur que me donnait M. Evans, le médecin de toutes ces bêtes. Il était fou, me disais-je. Car je pensais qu’un homme devait l’être pour passer toutes les heures de sa vie à soigner des animaux immondes, sans même prendre d’argent.

« Mais cette fois j’étais obligé de le voir. Car M. Flaherty me l’avait demandé, de tout son cœur. Et c’est mon ami.

« Je suis donc entré dans l’Hôpital des Animaux Malades en faisant de mon mieux pour ne pas voir et même pour ne pas respirer. Un infirmier arabe, après beaucoup de palabres, m’a mené chez M. Evans, dans une chambre blanche pleine de remèdes et d’instruments. Il tenait sur ses genoux un ignoble chat, tout en os et en plaies, et lui caressait doucement la nuque. Le chat avait très peur, mais bientôt il s’est calmé. M. Evans le caressait toujours. J’ai voulu lui parler.

« — Un instant, a dit M. Evans.

« Il a fait signe à un autre infirmier arabe qui lui a donné une sorte d’étui en verre étroit et long, muni d’une aiguille à un bout et d’un ressort à l’autre. M. Evans, avec la rapidité la plus extraordinaire, a enfoncé l’aiguille dans la nuque du chat en même temps qu’il appuyait sur le ressort. Et le chat est devenu un cadavre. L’infirmier arabe l’a emporté.

« — Tu vois, m’a dit paisiblement M. Evans, quand on ne peut plus guérir une pauvre bête, elle reçoit ici la mort sans souffrance.

« Je n’ai pas osé parler tout de suite. Il me regardait avec des yeux trop grands, trop calmes, trop doux, des yeux de sorcier. Et sa figure était aussi blanche que sa longue blouse. Et si maigre et immobile qu’elle semblait faite en plâtre. Il n’y avait que son sourire qui était d’un homme très fatigué mais tout de même vivant. Quand il m’a demandé si je venais à cause d’un animal malade, alors j’ai pu lui parler des chevaux.

« M. Evans, sans même me répondre, a enlevé sa grande blouse. Puis il a donné quelques ordres aux infirmiers et on voyait bien que, malgré sa voix si tranquille et si lente, il savait se faire obéir – et nous sommes partis. En chemin, il a essayé de se faire expliquer par moi comment et pourquoi ces chevaux étaient abandonnés dans notre port et j’ai essayé de lui raconter l’histoire : Irlande, Barcelone, Andorra, police, douane, papiers. Il courbait son dos creux, ses yeux étaient vides et il disait :

« — Je ne comprendrai jamais rien à ces choses d’ici… Jamais… non, vraiment…

« Mais, quand il a vu l’enclos où les bêtes affamées et folles hennissaient, hennissaient sous la pluie, il est devenu de nouveau très droit et il a repris son regard de sorcier. Il est entré dans l’enceinte, au milieu des trois cents chevaux qui piétinaient, mordaient et ruaient. “Il est mort”, disaient les garçons d’écurie en faisant la grande conjuration des infidèles, qui est le signe de croix. Mais croyez-moi, ô mes amis, aucun des chevaux n’a touché M. Evans. Et même, à mesure qu’il passait entre eux et qu’il leur disait des mots que nous ne pouvions pas entendre, ils se calmaient, baissaient la tête et soufflaient avec douceur. J’ai compris alors pourquoi les gens de chez nous qui ont approché M. Evans l’appellent le Prophète des Bêtes Blessées. Cela donne à rire à ceux qui ne le connaissent pas et j’avais fait comme eux. Mais là, mes amis, je ne riais plus. C’était de la magie. »

 

— Allah est grand, murmura le bon vieillard Hussein, en inclinant sa tête blanche tout enturbannée.

— Allah donne des pouvoirs à qui les mérite ! s’écria Selim, et il agita les amulettes qu’il vendait.

Et Bachir reprit :

 

« Quand M. Evans est sorti de l’enclos, il a ordonné à deux garçons d’écurie de le suivre. J’ai couru derrière eux. Et M. Evans est allé acheter de l’avoine, du fourrage, des grands baquets pour l’eau, des brosses, des étrilles, des couvertures. Il a dépensé tout ce qu’il avait, – des paquets et des paquets de gros billets de pesetas, – pour des chevaux qui n’étaient pas les siens. C’était de la folie.

« Et M. Evans a donné sa folie à tous les puissants de la ville. Il s’est adressé à Lady Cynthia et à d’autres grandes dames anglaises et à de riches Américaines et à de nobles Espagnoles et au bel officier, chef de la police, et aux puissants fonctionnaires du gouvernement. Et à tous il a pris beaucoup de pesetas pour faire manger les chevaux. Et il a obtenu pour eux un grand pré, derrière la Rivière des Juifs, où ils pouvaient bien s’amuser.

« Pendant une semaine, M. Flaherty et moi nous sommes allés les voir tous les matins. Et le cœur de M. Flaherty se réjouissait à regarder les chevaux irlandais, courant et jouant, bien propres et le ventre plein. Mais, au bout de cette semaine, il est devenu inquiet. “Trois cents bêtes à nourrir, disait-il, c’est très cher, même pour des gens riches. Ils vont en avoir vite assez.”

« Je lui ai demandé alors si on ne savait rien du propriétaire des chevaux.

« — Le propriétaire ! a-t-il répondu. Mais ils sont sûrement plusieurs. Une sorte de bande. Il y en a peut-être un en Irlande et un autre à Gibraltar et un autre en Algérie et un autre à Malte. Et le temps qu’ils s’entendent et qu’ils s’arrangent avec les papiers, la douane et le reste, les chevaux auront le temps de crever.

M. Flaherty s’est mis alors à tirer sur sa moustache rouge et il a réfléchi longtemps. Puis il a dit : “Au diable les propriétaires !” Et il a lâché sa moustache, et il a dit encore : “Il n’y a pas deux villes comme Tanger…” et il m’a cligné de son œil qui riait.

« Le jour suivant, j’ai vu M. Flaherty au café de la Douane avec le vieux sage M. Ribaudel, et mon ami était si occupé à sa conversation qu’il ne m’a pas fait signe. Et, le jour suivant, dans le patio du Minzah, j’ai vu M. Flaherty avec le bel officier, chef de la police. Et, le jour suivant, j’ai vu M. Flaherty avec Rahib l’Hindou, bon musulman et bon maquignon. Et, chaque fois, l’attention de mon ami était si bien prise qu’il ne m’a pas remarqué.

« Moi, en vérité, je souffrais dans mon orgueil. Tous ces grands palabres secrets, je le sentais, je le flairais, avaient rapport aux chevaux. Ces chevaux, j’avais été le premier à les découvrir avec M. Flaherty. Et c’était moi qui avais parlé d’eux au Prophète des Bêtes Blessées. Et on me cachait tout ! Aussi, quand j’ai rencontré M. Flaherty dans la rue, je lui ai présenté ma bosse de derrière. Et il a tout de suite compris pourquoi, car il est, chez les infidèles, mon meilleur ami. Il s’est mis à rire et il m’a crié :

« — Bachir, toi qui fus au commencement de l’histoire, tu vas en voir bientôt la fin.

« Qu’auriez-vous fait à ma place, ô mes frères ? »

 

Un grand murmure s’éleva de l’assistance.

— Parle, ô bon conteur, parle !

— Tu nous fais brûler d’impatience, démon bossu !

— Qu’est-il arrivé, toi qui sais les choses ?

Et Bachir continua :

 

« Un soir, dans la petite automobile de M. Flaherty, nous sommes allés jusqu’à la Rivière des Juifs. De là, nous avons marché vers le pré des chevaux. Mais les chevaux n’étaient plus dans le pré. En deux longues files, ils s’éloignaient vers le sud. On voyait vaguement leurs croupes au clair de lune, et aussi les cavaliers qui les emmenaient.

« Alors, d’une haie, un gros homme est sorti. À sa démarche et à son haut turban, je l’ai reconnu pour Rahib l’Hindou, pieux musulman et grand maquignon.

« — Le rezzou s’est bien passé ? a demandé M. Flaherty.

« — Selon la permission d’Allah, notre maître, a dit Rahib l’Hindou.

« Et il a dit ensuite de sa voix qui semble toujours chanter des prières :

« — Les valets espagnols sont derrière la haie, solidement attachés et la bouche pleine de chiffons, comme il le fallait. On les retrouvera demain matin sans qu’ils aient pris mal, car la nuit est douce, par la grâce d’Allah notre maître.

« Et les bêtes seront bien traitées ? a demandé M. Flaherty.

« — Tu peux en être assuré par le Prophète, a dit Rahib l’Hindou. Les gens de Larache savent s’occuper des chevaux, et puis ils les ont payés assez cher pour en prendre bon soin.

« Et Rahib, le pieux, a sorti de son burnous un gros sac qui sonnait clair le vif argent, et il a dit à M. Flaherty :

« — Voici ta part, que Dieu protège tes entreprises.

« M. Flaherty a pris le sac et nous sommes revenus près de la voiture, à la Rivière des Juifs. J’ai dit alors :

« — C’est un faux rezzou, n’est-il pas vrai ?

« — Il fallait bien placer les pauvres bêtes, a dit M. Flaherty. Et si, un jour, leurs propriétaires s’inquiètent d’elles, personne ne peut rien contre des voleurs.

« — Mais les valets espagnols, eux, vont se plaindre au chef de la police, ai-je dit alors.

« — Il aime les chevaux autant que moi, a répondu M. Flaherty.

« Il a jeté le sac à l’arrière de la voiture. Je l’ai félicité sur l’argent qu’il venait de gagner par son intelligence.

« — Mais je ne le garde pas ! s’est-il écrié.

« Puis il s’est mis à rire, disant :

« — Je fais comme les vieilles folles, je le donne à ton ami Evans.

« Il a mis l’automobile en marche et nous sommes rentrés à Tanger. »

 

Déjà, Bachir ordonnait à Omar et Aïcha de faire la quête, lorsque Nahas, le prêteur d’argent, se mit à crier :

— Tu nous triches, tu nous voles, mendiant sans foi ! Tu nous avais promis l’histoire d’un petit âne blanc.

— Il fallait bien que vous sachiez d’abord comment j’ai connu le Prophète des Bêtes Blessées, dit Bachir.

Et il s’engagea à conter la suite dès le lendemain.